PubGazetteHaiti202005

Le Compas, patrimoine de l’humanité: le chant d’Haïti qui traverse les frontières 

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La culture haïtienne, et sa musique surtout, n’a jamais respiré avec une telle ampleur : elle bat aujourd’hui comme un cœur agrandi, dont les pulsations débordent les frontières pour se fondre dans la respiration du monde. Jadis rivière intime traversant nos plaines, elle est devenue océan lumineux, portant sur ses vagues les rêves, les blessures et la splendeur d’un peuple. Sa cadence, autrefois murmure des rues de Port-au-Prince, s’élève maintenant comme une constellation sonore, suspendue au-dessus des continents. Et dans cette ascension, elle atteint ce territoire rare où l’art cesse d’appartenir à un pays pour devenir un souffle universel, un sublime partagé, le Compas, une musique du monde née d’une île qui refuse de cesser de briller.


Aujourd’hui, mercredi 10 décembre, tandis que l’UNESCO s’apprête à graver dans le marbre de la mémoire mondiale l’une des musiques dansantes les plus emblématiques d’Haïti, le compas, la diplomatie culturelle du pays déploie ses ailes en Inde. C’est un moment d’histoire où une tradition vivante, longtemps portée par le souffle du peuple, s’apprête à rejoindre le panthéon des trésors immatériels de l’humanité. Comme une mer qui rejoint enfin l’océan, le compas s’ouvre à la reconnaissance universelle.Pour comprendre la portée d’un tel geste, il faut revenir à la source là où bat le cœur profond, souvent invisible, de la musique haïtienne.

La culture musicale d’Haïti, bien avant la naissance du compas et des grandes formations populaires qui ont façonné la modernité sonore de la diaspora, plonge ses racines dans une tradition savante trop souvent oubliée. Si aujourd’hui le compas, le rara ou la musique racine sont les phares les plus lumineux de notre héritage, il fut un temps où la musique classique haïtienne régnait dans certains milieux urbains, telle une fleur rare cultivée dans les jardins privés de l’élite. Cette musique dite sérieuse ou savante fut, à la fin du XIXᵉ siècle, un terrain d’expression où l’esthétique européenne rencontrait timidement les ombres et les couleurs du pays.


Justin Élie, né en 1883, formé au prestigieux Conservatoire de Paris, fut l’un de ces alchimistes du son. À son piano, il cherchait à capturer les nuances d’Haïti comme un peintre saisit la lumière — traduisant en arpèges et en harmonies les parfums, les rythmes et les émotions du pays. Ses œuvres, à la fois romantiques et ancrées dans le folklore, ressemblent à des ponts suspendus entre deux mondes.
Werner Jaegerhuber, lui, s’engagea dans une mission presque anthropologique. Il plongea dans les profondeurs du vaudou, non pour l’exotiser mais pour l’élever au rang d’art écrit. Comme un orfèvre façonnant des bijoux sacrés, il transforma les rythmes traditionnels en formes classiques ambitieuses, forgeant un dialogue entre le sacré et le savant.


Puis vint Carmen Brouard, dont le style impressionniste évoque une mer calme traversée d’éclats caribéens. À ses côtés, François Manigat que l’histoire efface parfois trop vite contribua également à entretenir cette flamme discrète. Plus récemment, Amos Coulanges reprit le flambeau avec sa guitare, intégrant les structures de la musique classique aux rythmes traditionnels haïtiens. Son œuvre rappelle qu’Haïti, île de contrastes, peut aussi produire une musique d’une finesse technique remarquable.
Et pourtant, cette tradition classique demeure comme un trésor enfoui : précieuse mais invisible, enfermée dans des archives, des manuscrits, des bibliothèques privées. Elle est l’eau souterraine qui nourrit silencieusement la rivière : on ne la voit pas, mais sans elle, beaucoup du paysage musical haïtien n’existerait pas.


Pendant que cette tradition savante poursuivait sa route dans l’ombre, un autre courant, plus puissant, plus populaire, commençait à émerger. Inventé par Nemours Jean-Baptiste en 1955, le compas direct fut une déflagration culturelle. Nemours prit la méringue traditionnelle et, tel un architecte repensant une ville entière, la modernisa : rythme stabilisé, structure affinée, arrangements limpides. Le résultat fut une musique qui coulait comme un fleuve calme et dansant, mais qui portait dans son lit l’énergie d’un peuple entier. En quelques années, le compas devint le pouls d’Haïti un pouls régulier, hypnotique, irrésistible. Son tempo stable, sa basse envoûtante, ses guitares ti-patchwork qui scintillent comme des fragments de verre au soleil, séduisirent toutes les classes sociales. Le compas devint ce miroir où chacun pouvait se reconnaître : un lieu commun, à la fois populaire et élégant, intime et collectif.
Les années 1960–1970 furent une période d’expansion. Tabou Combo, Skah-Shah, DP Express, Les Difficiles, Les Frères Déjean donnèrent au compas une dimension internationale. Tabou Combo, surtout, parcourut le monde, tel un navire battant pavillon haïtien sur toutes les mers, portant avec lui la fierté d’un peuple. Dans les années 1990 et 2000, une nouvelle génération menée par des groupes comme Papash, Zin, Phantoms, etc, reprit la torche pour mieux redessiner le paysage. T-Vice apporta une esthétique pop et électronique ; Carimi insuffla une sensibilité romantique ; Zenglen perfectionna la rigueur ; Kreyol La donna une nouvelle énergie carnavalesque. Le compas devint la langue affective de la diaspora un fil invisible reliant New York, Miami, Montréal, Paris et Port-au-Prince.


Puis vinrent deux secousses majeures de l’ère moderne : Klass et Zafem.
Klass, fondé par Richie et Pipo, s’imposa comme une véritable institution. Leur compas est une cathédrale sonore : solide, symétrique, élégante. Richie, avec la rigueur d’un horloger suisse, compose des mélodies complexes mais limpides. Klass incarne la continuité, la fidélité, l’excellence. Il est la colonne vertébrale du compas moderne. Et puis, comme un éclair dans une nuit lourde, surgit Zafem. Un phénomène. Une renaissance. Une reconstruction poétique du compas.


Dener Ceide, compositeur et poète, porte Zafem comme un sculpteur porte son marbre : avec patience, vision et précision. Reginald Cangé, voix majestueuse, y ajoute une dimension émotionnelle rare. Leur album — seize pièces qui ressemblent chacune à un tableau — est une véritable fresque de l’âme haïtienne. Les textes de Ceide sont des métaphores vivantes : Haïti devient une maison fissurée, une mer aimée, une route poussiéreuse, un rêve debout.


Zafem n’est pas seulement un groupe : c’est un rappel. Un rappel que le compas peut être noble, profond, exigeant. Ils ont relevé la barre comme on redresse un étendard après la tempête.
On compare déjà Ceide–Cangé à Richie–Pipo. Et la comparaison est juste : Klass, c’est l’architecture ; Zafem, c’est le vent. Klass, c’est la pierre ; Zafem, la flamme. L’un ancre, l’autre réinvente. Ensemble, ils tracent la possibilité d’un futur où le compas demeure vivant, mouvant, fidèle et audacieux à la fois, alors qu’à Paris, une étoile, Joe Dwèt File apparaît brusquement dans le ciel et le Compas brille sur le monde. Né en France de parents haïtiens, ce jeune artiste a permis à notre musique de conquérir les cœurs des fans des cinq continents. Avec son tube planétaire 4 Kampe, Joe Dwèt File fait chanter  les grandes salles d’Europe, d’Afrique, d’Amérique… notre compas devient tendance. Des grandes stars françaises, à l’instar de Dadju, Gims, Ayanakamura aux jeunes artistes des Antilles, tout le monde se met au Compas. 

Tout moun sou Konpa! 

Maguet Delva

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