PubGazetteHaiti202005

Haïti : chronique d’une haine ordinaire et du suicide collectif d’un peuple désuni

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Par Maguet Delva

Je suis socialo-communiste. Je crois qu’un peuple uni peut dévier des montagnes, stopper des dictatures, inventer un avenir. Mais désuni, ce même peuple peut boire toutes les saloperies qu’on lui sert, se les enfoncer dans la gorge, et sourire en plus. C’est exactement ce que nous sommes devenus : un peuple qui applaudit sa propre humiliation, qui se dévore lui-même, comme un serpent affamé de sa propre queue.

Ce que nous avons vu ces derniers jours avec l’affaire Reginald Boulos, ce compatriote en détention, est l’expression la plus crue de cette haine nationale auto-alimentée. Qu’on l’aime ou non, qu’on l’ait critiqué politiquement ou économiquement, il reste un Haïtien. Un fils de ce pays. Mais regardez ce que nous faisons : plus de trente vidéos circulent sur sa chute, des moqueries, des attaques, des mensonges éhontés. Pas une pour dire : « C’est un compatriote, il est en difficulté, gardons un peu de décence. »

Nous avons désappris la solidarité. Et à chaque fois qu’un Haïtien est arrêté, déporté, humilié, que ce soit par ICE ou une quelconque autorité étrangère, il y a toujours une nuée de compatriotes pour se jeter sur l’affaire comme sur une carcasse encore tiède. On commente, on rit, on ajoute, on partage, on invente, avec une férocité glacée. C’est devenu une habitude nationale : célébrer la déchéance de l’autre comme une victoire personnelle.

Et pourtant, moi, jamais je ne publierai la photo d’un compatriote arrêté par ICE. Parce que je déteste cette politique abjecte d’humiliation organisée. Parce que je refuse de participer au festin des vautours, même numériques.

Regardez ce que nous faisons à nos propres fils, à nos propres figures : on recycle la vieille rumeur comme quoi Boulos serait dans la mort de Jovenel Moïse. Faux. Archi faux. La vérité est connue. La veuve du président le sait. Ceux qui ont orchestré ce crime ne sont ni Boulos, ni André Michel, mais bien d’autres — des réseaux liés à l’étranger, à la CIA ou à leurs relais locaux. Mais voilà : on préfère les simulacres aux faits.

La vérité, en Haïti, ne fait pas d’audience. Ce qui attire, ce sont les raccourcis, les calomnies, les coups bas. Nous avons construit une société où le mensonge est roi, et la vérité bâillonnée. Il ne suffit pas d’avoir une cravate pour être crédible, ni un titre de docteur pour être respectable. Certains font des vidéos grotesques où ils tournent nos compatriotes en ridicule, comme s’ils étaient des personnages de théâtre bas de gamme. Ce n’est pas de l’humour. C’est de la haine habillée d’ironie.

J’ai vu aussi une vidéo bouleversante : une Haïtienne, 60 ans, retourne à l’école. Un geste de courage immense. J’ai partagé la vidéo. Je l’ai saluée. Résultat ? Presque personne ne s’y est intéressé. Mais si elle avait volé un paquet de spaghetti, elle serait devenue virale. C’est ça notre mal : le bien ne fait pas de buzz, le mal, lui, se vend comme des petits pains.

Notre haine est devenue ordinaire. Presque banale. Elle s’insinue partout : dans nos tweets, nos commentaires, nos conversations de rue. On a remplacé la critique politique par le crachat, le mensonge, la jalousie habillée de justice populaire.

Et pendant ce temps, le pays sombre. Il n’y a plus de vision, plus de colonne vertébrale. Notre presse s’est transformée en théâtre de marionnettes. Deux hommes en cravate peuvent se mettre d’accord à l’avance pour pondre une fausse interview, dégoulinante de mensonges, et faire passer ça pour une information sérieuse. C’est ce qu’on appelle désormais la « communication gouvernementale ». Mais en vérité, c’est du journalisme de connivence, une entente glaciale pour embrouiller l’opinion publique.

Le plus tragique, c’est que nous nous détruisons avec joie. Nous détruisons l’image du compatriote. Nous salissons sans discernement. Nous entretenons les pires caricatures de nous-mêmes. Même dans les pires humiliations, nous n’avons plus de filtre. Nous ne nous aimons plus. Et cela se voit.

Un peuple qui se hait, qui célèbre les échecs des siens, qui tourne en dérision ses propres enfants, n’a pas besoin d’ennemi extérieur. Il s’effondre de lui-même. Et c’est ce qui est en train d’arriver à Haïti.

Alors je le dis clairement : oui, Boulos est mon compatriote. Point barre. Je n’ai pas à aimer son parcours ou ses idées pour le reconnaître comme un frère d’origine. Et quand il tombe, je ne le piétine pas. Parce que je veux qu’on apprenne à se relever ensemble, et non à creuser nos tombes mutuelles.

Ce peuple-là que j’appelle de mes vœux, ce peuple solidaire, debout, lucide, il existe encore. Mais il est piégé sous des tonnes de haine numérique, d’ignorance manipulée, et d’indifférence organisée. Il est temps de le réveiller.

Sinon, il ne restera plus que des ruines habitées par des rires moqueurs, des fantômes de ce que nous aurions pu être.

 

 

 

Maguet Delva
Paris, 26 juillet 2025

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