
Deux siècles et trente-quatre ans se sont écoulés depuis cette nuit enflammée de 1791, mais l’écho du Bois-Caïman continue de résonner dans la mémoire collective haïtienne. Pour certains jeunes, il reste le cri de ralliement qui a brisé les chaînes ; pour d’autres, un souvenir flou, à peine effleuré dans les cours d’histoire. Ce 14 août, un micro-trottoir donne la parole à cette jeunesse partagée entre héritage et découverte.
Quand l’histoire s’allume au feu des torches
On imagine la scène : la nuit enveloppe l’habitation Lenormand de Mézy, à Morne-Rouge, dans le nord d'Haïti. Le feu danse dans les yeux des esclaves rassemblés. Dutty Boukman, figure imposante, appelle à l’unité et à la révolte. La mambo Cécile Fatiman sacrifie un cochon noir ; le sang circule, porteur de serments et d’invincibilité. Quelques jours plus tard, dans la nuit du 22 au 23 août, les flammes gagnent les plantations et les sucreries. Près de 1 000 colons périssent, et la plaine du Nord s’embrase. Boukman tombe, mais la lutte, elle, se propage, portée par Jean-François, Biassou, Toussaint Louverture et Dessalines.
Des perceptions qui se croisent
Sur la place Boyer à Pétion-Ville, ce 14 août 2025, des groupes vodouisants commémorent l’événement, tambours et drapeaux à la main. L’accès au lieu historique, dans le Nord, est devenu difficile à cause des routes contrôlées par les gangs. Mais l’esprit, lui, voyage.
Gaëlle, étudiante en sciences humaines, confie :
« Pour moi, Bois-Caïman, c’est là que tout a commencé pour notre liberté. »
Jean-Marc, 22 ans, y voit avant tout « une cérémonie vodou qui a donné le courage aux esclaves ». Nathalie, 19 ans, avoue que son savoir vient surtout « de l’école et un peu des réseaux sociaux », mais dit vouloir approfondir.
Malgré sa foi ancrée dans le christianisme, pour Rose Betsaneelle Baron, finissante en gestion et comptabilité, cet événement a une portée émotionnelle forte :
« Je suis une jeune chrétienne, je ne pratique pas le vodou, mais honnêtement, la journée du Bois-Caïman me touche quand même. Ce n’est pas le rituel en soi qui me touche, mais le courage de nos ancêtres, leur soif de liberté, leur détermination à briser les chaînes. Ce jour-là, malgré la peur, ils ont décidé qu’ils en avaient assez. Ça me rappelle d’où on vient, et que même dans les pires conditions, l’espoir, l’unité et la détermination peuvent tout changer. Je respecte ce moment comme un vrai tournant de notre histoire. On ne peut pas effacer ça, c’est dans notre sang. »
Une fierté, une révolte et un devoir
Pour Williams Millien, jeune peintre de 25 ans et étudiant en génie civil à Nerette, « cette cérémonie représente une grande bataille, une démonstration de force et de ce que le peuple haïtien peut accomplir. C’est une source de fierté. C’est par là que notre pays s’est ancré dans l’histoire, et personne ne pourra effacer ça ».
Pour Dave Weitzlor, mémorant en sciences juridiques et histoire de l’art :
« Bois-Caïman est une date de réveil. À l’époque, les esclaves, opprimés et punis, ont levé la tête pour dire “assez” et se sont sacrifiés pour la liberté. Aujourd’hui, les chaînes existent encore, sous d’autres formes : corruption, insécurité, élite politique qui trahit le rêve du peuple. Comme en 1791, nous avons, en tant que jeunes, le devoir de poursuivre cette révolution. La liberté, on ne nous la donne pas, on la prend. »
Il ajoute que l’esprit de Bois-Caïman peut « permettre d’écrire une nouvelle page de l’histoire » et doit rester « une flamme pour éveiller la conscience des jeunes, trop longtemps écrasés par une élite malveillante ».
Des lacunes dans la mémoire
Dans un bar de Delmas 60, une jeune femme interviewée répond, un peu hésitante :
« Je sais juste que c’est une cérémonie où un cochon a été tué avec Boukman… pas plus que ça. »
Son de cloche pareil pour Nesta ainsi connue, malgré ses 26 ans. Elle dit ne pas être trop informée: « on dit que c'est ça qui a donné la liberté ... je sais pas»
Ce témoignage illustre le fossé entre l’importance de l’événement et la connaissance réelle qu’en ont certains jeunes.
Une mémoire à réinventer
Des jeunes interrogés suggèrent des cours plus vivants sur l’histoire révolutionnaire. Pour eux, réadapter la concentration sur l’histoire nationale à travers le programme scolaire est un atout. Ils souhaitent également des commémorations avec théâtre, musique et arts visuels, ainsi que des films et contenus numériques accessibles depuis des sites étatiques.
François Châtelet (1925-1985), philosophe, historien de la philosophie et professeur français: « L'homme se comprend désormais comme être historique », mettant en lumière le rôle central de l'histoire dans la compréhension de soi. D'où comprendre mieux son histoire permettrait de mieux se connaître comme peuple.
Cette c’est la première fois que ce jour est chômé depuis le décret du 11 décembre 2024 listant désormais cette date comme fête nationale. Et par là, toutes les administrations publiques et privées sont fermées. Une reconnaissance qui prend du temps et qui en demande davantage. Faire du lieu du Bois-Caïman un véritable espace, capable d’accueillir des visiteurs d'ici et d'ailleurs, doit être une priorité pour les années à venir. En cette période, le gouvernement mobilise près de 100 millions de gourdes pour des festivités liées a la cause à Port-au-Prince comme dans des villes de province. Fêtes champêtres , réparation de site historique et tant d'autres activités pour marquer la période.
Par ailleurs, une récente campagne de communication est lancée 6 août dernier autour de cet événement symbolique. Ce patrimoine immatériel est gravé dans la mémoire collective par l’UNESCO. Chaque 23 août, date exacte du soulèvement après la cérémonie, on commémore désormais la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition. D'où une reconnaissance internationale de l'apport haïtien dans l'affaire des droits humains.
234 ans après, Bois-Caïman reste un phare. Un symbole de courage, de solidarité et de liberté qui, même voilé par l’oubli chez certains, continue d’inspirer d’autres à lever la tête, à dire « assez » et à marcher dans les traces de ceux qui, un soir d’août 1791, ont allumé la mèche de l’indépendance.
Cérémonie Bois-Caïman, symbole du déclenchement de la conscience commune pour la liberté : ne serait-il pas important d’en organiser d’autres ? Pour la liberté sociale, économique, politique et dans d’autres domaines… une nouvelle volonté de dire « assez » ne devrait-elle pas être inscrite dans l’histoire nationale ?
Wideberlin Sénexant
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