PubGazetteHaiti202005

La Continuité Pédagogique en question

Wilfrid Gilles

 

Cela fait maintenant plusieurs mois que les établissements scolaires, professionnels et de l’enseignement supérieur sont fermés, dans la plupart des pays du monde, y compris Haïti. 

En effet,  le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle par le biais de son titulaire  M. Pierre Josué Agénor Cadet envisage de mettre en place un tout nouveau projet portant sur l'enseignement à l'ère du numérique, il s’agit de la « Plateforme de Ressources éducatives et d’Apprentissage numérique » qui sera diffusée à la radio et sur la Télévision Nationale d’Haïti (TNH) dans le cadre d’un partenariat. Cependant, il s'avère que le système éducatif haïtien n'est pas préparé  à supporter un tel projet.

Premier constat, cela a été un échec en Haïti. Le ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle avait dit qu’il était prêt pour assurer la continuité pédagogique. Espérons que cette annonce ne se retrouve pas dans les rubriques de « poisson d’avril ». Est-ce que la Télévision Nationale d'Haïti a une couverture territoriale ? Si non, le Ministre de l’Éducation Nationale enfonce encore plus le système éducatif haïtien dans l’inégalité scolaire, vu que les enfants reculés du pays n’auront pas la possibilité de suivre la Radio et la Télévision Nationale d’Haïti (TNH). Il est important de noter que cette impréparation n’était pas seulement haïtienne mais assez générale, si l’on en croit la presse haïtienne, la presse étrangère aussi, notamment l’émission 7 Milliards de voisins sur RFI, intitulé : l’école à la radio. Il ne semblait pas choquant que le système éducatif haïtien ait été pris de court par la mise en place d’un enseignement exclusivement à distance. Personne ne pouvait anticiper la situation exceptionnelle que nous sommes en train de vivre. 

Un autre constat partagé par les spécialistes haïtiens en éducation, c’est que passer d’un enseignement présentiel à un enseignement à distance n’est pas chose aisée. La plupart des acteurs vont même plus loin : la continuité pédagogique est une fausse promesse, voire même une absurdité compte tenu de la précarité de notre société et l’état émotionnel de nos élèves, parmi lesquels figurent Jacques Abraham, Ph.D sur les ondes de Radio Caraïbes, Jounal premye Okazyon. 

Deuxième constat, sur le plan technique, on retrouve beaucoup de similarités entre les écoles haïtiennes: les problèmes d’équipements, d’énergies, d’électricité, inégaux selon les familles mais aussi selon les enseignants, les facilités des élèves à utiliser les outils institutionnels ou non. Pédagogiquement, les enseignants du monde entier partagent également de nombreux constats. D’abord, il ne suffit pas d’appliquer à distance des méthodes pédagogiques qui fonctionnent en présentiel. Ensuite, les enseignants expliquent que l’éducation repose sur énormément d’interactions entre enseignants et apprenants (enseignement-apprentissage), et notamment sur des feedbacks (la réponse de l’élève à l’interrogation de l’enseignant). Toutes ces formes d’engagement sont impossibles à reproduire à distance sans une véritable maîtrise de l’enseignant et une certaine habitude des élèves. Enfin, tous montrent que l’éducation  n’est pas que la transmission de connaissances ou d’exercices de l’enseignant à l’élève, mais aussi un lieu d’interactions entre élèves, de socialisation essentielle au développement, d’activités sportives, etc.

Inégalités sociales

Un troisième constat, c’est que la crise fait remonter à la surface la réalité crue des inégalités sociales en Haïti.

Ces inégalités sont multiples :

- Problème d’électricité ; 

- L’insécurité alimentaire ;

- Les angoisses des enfants liées au confinement et au futur professionnel des parents ;

- Accès à internet et à des équipements numériques fonctionnels ;

- Capacité à suivre un enseignement à distance dans des conditions correctes : pouvoir s’isoler dans une pièce, avoir des parents disponibles ;

- Capacité à maitriser les usages scolaires du numérique.

 

La crise du Covid-19 est l’occasion de rappeler, une fois de plus, que les enseignants méritent d’être formés au niveau de la technologie pour faire face à  une éventuelle crise sanitaire ou politique en Haïti, que leur métier est hautement complexe et qu’il ne s’improvise pas. Les parents s’en sont rendu compte, et la relation élèves/maitres semblent avoir déjà changé dans beaucoup de régions du pays. Quelque chose de très positif à garder pour la suite.

Autre aspect hautement réconfortant en des temps où les relations humaines sont distendues : partout dans le monde, les enseignants manquent terriblement aux jeunes. Les jeunes manquent terriblement aux enseignants. Les jeunes se manquent terriblement entre eux. L’humain est un animal social. Et l’école est un lieu incontournable de cette socialisation.

Par ailleurs, l’enseignement supérieur semble ne pas subir le même choc que les établissements scolaires. Les cours à distance se font plus facilement que l’enseignement scolaire. Les étudiants sont autonomes, ce qui fait toute la différence. Ils sont pour beaucoup équipés de leur propre ordinateur, ce qui simplifie aussi les choses. C’est sans computer, bien sûr, les inégalités sociales, déjà évoquées ci-dessus.

Même si l’enseignement se fait plus facilement, cela n’empêche qu'il existe une faiblesse au niveau des interactions. Dispenser un cours derrière son écran alors que les étudiants désactivent leur caméra pour « préserver le débit », n’est pas chose facile. Générer de l’interaction, faire travailler les étudiants en groupe, n’est pas simple non plus. On se retrouve donc souvent sur des expériences dégradées.

Les évaluations formatives et sommatives des étudiants sont un casse-tête. 

La situation actuelle pose de très nombreux problèmes sur l’évaluation dans l’enseignement supérieur qui ont commencé à se dérouler, à distance, pour de nombreux établissements.

Ainsi, de nombreux professeurs d’université estiment qu’il faudrait annuler les examens. En Haïti l’organisation des partiels des examens sont un véritable casse-tête. Choix des modalités d’évaluation, des outils numériques, limitation des inégalités (différences d’équipements, prise en compte du handicap, etc.), les problèmes sont nombreux.

Les étudiants et beaucoup d’enseignants sont également inquiets de l’usage d’outils numériques jugés intrusifs pour assurer le contrôle des examens. Des solutions qui traitent des données hautement personnelles (flux de la webcam et utilisation du clavier).

La période actuelle est également l’occasion pour certains de revenir sur l’un des plus vieux et grands débats de la qualité de l’éducation en Haïti : la question de l’évaluation elle-même. Une réflexion à intégrer sans aucun doute pour imaginer l’école d’après ?

Notre problème éducatif montre aussi bien que ces institutions sont elles-mêmes en crise et trouvent de sérieuses difficultés pour répondre pleinement à leur mission éducative sur le plan des nouvelles technologies en pleine pandémie de COVID-19. La prise de conscience de cet état de fait est le premier pas à franchir à court, à moyenne et à long terme.

 

 

Wilfrid GILLES

Spécialiste en formation en Sciences de l’éducation, 

Option Politique éducative.

Chargé de cours Gestion et Administration Scolaire/Histoire de l’éducation en Haïti.

Président Aide au Développement National en Éducation (ADNE)

ADNE association de Consultation et Formation en Éducation

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